Bonjour Tiffany Bouelle,
Tu es une jeune artiste peintre plasticienne et designer Franco-Japonaise, j’ai envie de débuter notre entretien en citant la page culture du Magazine Vanity Fair, qui a parfaitement donné le ton : « la jeune femme ne se refuse rien …. et décline sa patte à travers plusieurs univers » .
1/ En effet, tu t’exprimes au travers de plusieurs médiums : la peinture, l’aquarelle, le dessin, le textile, la sculpture.
Comment es-tu devenue artiste ?
C’est difficile de définir exactement à quel moment j’ai senti que le dessin et la peinture me permettaient de mieux respirer. Je sais qu’on m’appelait « la petite qui dessine » quand j’avais quatre ans. Pourrait-on dire que j’étais déjà une artiste à ce moment-là ?
Je me souviens de la première fois où j’ai réussi à dire que j’étais “une artiste”, c’était en 2019 quand j’ai succédé à Pharrell Williams dont j’admire beaucoup le parcours pour ma collaboration avec la Maison Moynat.
Comme si ma première rémunération en tant que peintre justifiait soudainement ce statut jusqu’alors impossible à prononcer.
Tu sais quand on est élevée avec Gericault, Bosch, Delacroix et les tapisseries d’Aubusson (à ce propos as-tu vu les dernières en collaboration avec studio Ghibli ?!? C’est un truc de dingue !) bref, pour moi l’artiste c’étaient eux ! Pas moi dans ma chambre en train de pein-peindre.
2/ Essaies-tu de me dire que tu es née artiste ?
Pour ainsi dire, Oui ! Mes parents - ma mère, styliste, et mon père, plasticien et directeur artistique - m’ont toujours encouragée. J’ai grandi dans une impasse du onzième arrondissement de Paris, au milieu de photographes, de luthiers et de models makers. Mine de rien, lorsqu’on passe son enfance à jouer entre tous ces créatifs, on aspire soi-même à faire de la création. Je dessinais beaucoup, peignais et sculptais avec tout ce que je trouvais.
Mon parcours scolaire, lui, a été assez laborieux. Je n’aimais pas l’école, et souffrais de me trouver dans une salle de classe. Comme j’étais très douée en arts plastiques, mes parents m’ont donc orientée vers l’école d’arts appliqués Auguste Renoir puis j’ai enchainé avec l’École Duperré davantage tournée vers le stylisme. J’ai aussi animé des ateliers de dessin pour enfants au sein d’écoles maternelles, puis me suis dirigée vers l’illustration jeunesse. Je voulais collaborer avec des éditeurs.
3/ J’ai beaucoup aimé ton travail inspiré des "noren" japonais, courts rideaux de toile souvent conçus en diptyque et traditionnellement tendus à l’entrée des boutiques et des maisons au Japon.
Ta culture japonaise, par ta maman, semble très inspirante pour toi ? D’ailleurs les titres de tes œuvres sont souvent écrits en japonais.
Les Noren frontières fragiles entre l’intérieur et l’extérieur m’ont toujours marquée quand j’étais enfant. La sensation qu’ils provoquent sur mon visage avant de découvrir un lieu est encore vivace en moi. J’ai eu envie de transmettre cette expérience en interviewant trois femmes aux parcours différents et collaborer avec un artisan nez pour recréer leurs vies sous forme olfactives. Je trouvais fabuleux de pouvoir sentir l’expérience de la personne et entrer dans son intimité en traversant l’œuvre.
Ce travail est très symbolique de mon art qui mêle des souvenirs d’enfance hérités de mes racines japonaises, la nature et les femmes.
4/ Tu collabores souvent avec les marques, je peux citer certaines d’entre elles : Les artistes à la Une et Madame FIGARO dans le cadre du Togeth’Her il y deux ans à la Monnaie de Paris, une collection capsule avec Babel Brune, le Papier peint KANAKO chez MUES Design, une combinaison imprimée avec SEPTEM, un sac à main avec la Maison Percée, un parfum avec parfumeur Arthur Dupuy, et là tu m’as bluffée une collab avec la Maison de Pompes Funèbres Colliot.
Pourquoi une telle frénésie ?
Les collaborations sont pour moi un merveilleux terrain de jeux créatifs, c’est pourquoi je n’y mets aucunes frontières.
Les monuments pour Colliot Pompes funèbres était un rêve que je souhaitais réaliser depuis des années, certainement avant de commencer à présenter ma peinture (comme je te disais plus haut j’étais goth). C’est aussi grâce à ce type de projet que mon esprit s’ouvre à du volume et des idées bien différentes de celles qui pourraient naître à l’atelier. Et puis enfin le travail d’équipe.
J’ai toujours considéré que la multiplicité et la diversité des regards sur un travail plastique étaient nécessaires pour le mener plus loin.
5/ Au cœur de ton processus créatif il y a bien sûr un fil conducteur : la Femme, ou plutôt les Femmes ? Leur place dans la Société ne t’est pas indifférente, mais j’aimerais que tu nous parles de ton travail sur le corps.
Si le corps et l’âme sont les deux sujets principaux de ma pratique c’est certainement avant tout parce que j’ai perdu possession de mon propre corps pendant des années.
Tu sais combien cette approche sur le corps est primordiale pour moi, il s’agit d’un travail quasi expérimental d’étude et de recherche sur le sujet du rapport que les femmes entretiennent à leur corps, à différents moments de leur vie. Puis-je dire que tu le sais d’autant mieux que tu as été l’un de mes sujets en 2019 ! J’aime passer du temps avec l’autre et partir à la découverte de son histoire. Je suis toujours fascinée par les liens invisibles de nos existences, nos points communs et nos oppositions. Ce que je trouve encore plus fabuleux c’est de croiser des histoires quasi similaires de part et d’autre du monde, alors que pourtantà prioritout semblaitopposer les deux sujets.
Et puis il me tient à cœur de mettre en lumière les femmes bien évidemment, car toute histoire de femme mérite une place dans l’histoire. Je ne suis pas une féministe fâchée, mais j’aime bien apporter des sujets parfois tabous sur la table grâce à ma peinture. Et puis l’abstraction a vraiment le pouvoir de rassembler des personnes qui se ne doutent aucunement que l’œuvre devant elles, est engagée dans sa construction. La série végétale est autobiographique mais elle parle de tant d’autres femmes également.
6/ Ton propos fait le lien avec ma question suivante : Tu pratiques également la performance.
Que se cache-t-il derrière cette volonté de mise en scène quasi permanente ?
Il se cache avant tout une timidité, La performance c’est ma pudeur qui se déchaîne. Ce n’est pas une chose facile pour moi, je trouve toujours difficile de rentrer en interaction avec l’autre sur un sujet si intime tel que ma grossesse ou les événements traumatisants de mes sujets.
En même temps pour moi la performance prend tout son sens quand nous artistes entrons en interaction avec l’autre. Faisons vivre à l’autre un moment hors du temps.
Pour ma performance « l’Aveu » à la Galerie Porte b, mon public était invité à se mettre assis le long d’un ruban de papier au sol. J’ai lancé des tambours japonais assez fort pour que les personnes ainsi rassemblées ne puissent pas entendre l’échange que j’avais avec leurs voisins. Chacune d’entre elles a entendu un fragment de mon histoire personnelle. Des moments extrêmement intimes.
Je trouve ça magique de les laisser repartir avec un bout de moi qu’elles seules possèdent.
L’œuvre dessinée devant elles sur le vif n’est compréhensible que par la personne qui était en face de moi au moment de sa création. Cette trace abstraite est le souvenir de cette rencontre.
Tu vois, tout ça se sont des choses qui ne me mettent pas toujours à l’aise à instaurer, à lancer. Mais quand je termine une performance je suis tellement épuisée, comme si je venais de terminer un marathon. C’est une sensation formidable.
En parlant de ma passion pour les secrets je lance un appel à secret le mois prochain (mai) pour ma prochaine exposition à Paris j’espère que tu m’en enverras un. Tu as juste à me glisser sur un petit bout de papier ta note et tu l’envoie à mon atelier.
7/ Ta peinture est plutôt abstraite, à contre-courant de la tendance actuelle qui fait la part belle à la peinture figurative.
Qu’est-ce que ce mouvement évoque pour toi ? Qu’as-tu envie de partager ?
Je ne suis pas certaine que des œuvres féministes auraient passé les frontières Pakistanaises facilement, et c’est exactement pour ça que j’adore l’abstraction. Après Ma peinture évolue énormément depuis la naissance de mon fils, pour ne pas dire mon accouchement, et elle est de moins en moins abstraite, enfin les plantes immortelles que je peins actuellement n’existent pas j’aime bien cette frontière entre le rêve et la réalité. Impalpable, impossible. Comme nos forêts qui brûlent à la télévision tous les étés. Ça semble irréel…
Il était une fois une nature… tu vois le genre.
8/ T’imagines-tu parfois être un artiste Homme, ou cette question est-elle dépourvue de sens ?
J’ai un corps de femme mais je crois que la pensée n’a pas de genre.
9/ Je crois que l’écriture est aussi très importante pour toi, j’ai remarqué de nombreux carnets lorsque je t’ai rendu visite à ton magnifique atelier sous les toits. J’ai beaucoup de questions sur ce sujet :
Quand as-tu commencé à écrire ? Comment s’intègre l’écriture à ta pratique artistique ?Qu’est-ce que cela te procure d’écrire ? Tiens-tu un journal ?
J’ai toujours écrit des daubes dans mes carnets, d’ailleurs je les brûles souvent pour être certaine que personne ne tombera dessus.
Je ne sais pas écrire, mais j’aime écrire, pour accompagner ma peinture car je me suis rendu compte qu’on me comprenait mieux.
J’aime partager mes pensées sur Instagram car je suis certaine qu’elles prennent formes dans ma peinture mais je n’ai pas l’intention de mettre ces textes en avant. D’ailleurs, si je meurs demain stp Marianne fait supprimer mon compte Insta, je veux que seuls mes tableaux me survivent, pas mes textes dégueulasses plein de fautes.
10/ Ta force créatrice est très impressionnante, tu donnes de tes nouvelles sur Instagram quasi – quotidiennement, avec beaucoup d’humour et d’auto-dérision, c’est parfois troublant, ton art se confondrait-il avec ton mode de vie ?
Je suis la Tiffany de Insta sans être vraiment ce que je montre sur Insta. J’ai déjà entendu un “c’est amusant je t’imaginais autrement, plus exubérante, plus fofolle”
La Tiff d’Insta est la Tiff en famille ou avec ses amis proches dans son safe place ne sont pas les mêmes Tiffany, évoluer dans une foule que je ne connais pas me protège en quelque sorte. Or sur Insta autant te dire que je ne connais pas grand monde parmi mes abonné.es.
Mais en fait je ne post pas en me disant que 15 milles personnes me regardent, je poste en me disant que tout le monde peut avoir accès à un petit fragment de ma vie, de ma pensée, de ma fragilité.
Si tu me connaissais bien voilà ce que tu connaîtrais et c’est comme ça que j’écris mes textes, comme une correspondance avec un ami. Je m’adresse également à mon fils en sachant qu’il ne tombera pas dessus.
L’intime fait en effet partie de ma pratique mais j’expose ma propre intimité numériquement aussi… ça serait drôle que ça devienne une expo “j’ai posté mon journal intime sur Instagram pendant cinq ans”.
11/ Un paradoxe ? L’intime étant un thème très présent dans ton travail, qu’en dis-tu ?
J’aime moyennement le mot paradoxe, c’est le nom de la boîte de nuit dans mon immeuble qui me casse les oreilles depuis cinq ans avec une playlist éclectique douteuse !
12/ Lorsqu’Hugues ALBES-NICOUX Fondateur de la Galerie UN-SPACED m’a invitée à « curater » son stand à la Foire BAD+ de Bordeaux, j’ai immédiatement pensé à toi, et imaginé une proposition avec, d’une part, Lilah Fowler, artiste également métisse, d'origine Britanno-Japonaise créatrice de céramiques inspirées de motifs issus de bug informatiques ou images pixélisées, et d’autre part, l’artiste brésilien Túlio Pinto aux magistrales sculptures en acier et verre à l’esthétique si épurée, qui tous deux seront l’échos d’un regard différent voire nouveau sur ton travail.
Mon choix s’est porté sur deux Séries : SHOKUBUTSU et ANATA NO MORI
Peux-tu nous en dire davantage ?
C’est fou que tu aies choisi ces deux tableaux comme ouverture de ce nouveau chapitre végétale.
Kurai Mori veut dire la forêt sombre, elle a été réalisée quand j’ai pris conscience que j’étais incapable de continuer de réaliser des interviews de femmes en étant en convalescence de mon accouchement. C’est le premier tableau végétal qui est né depuis que j’ai accouché et c’est surtout une palette très obscure par rapport à mes habitudes MAIS c’est aussi grâce à cette œuvre que j’ai ouvert la porte du végétal dans ma pratique. Cela fait d’elle une œuvre très importante dans mon évolution artistique.
Et Shokubutsu qui veut dire plante en japonais est en référence à ce surnom que l’on donne aux femmes “la belle plante” quand elle possède tout sauf l’intelligence. Je ne sais pas si tu as eu ça mais plusieurs mois après mon accouchement j’ai eu l’impression d’avoir perdu une partie de mon cerveau. Je recevais gentiment des “ tu es belle, tu as retrouvé ta silhouette d’avant, tu as bonne mine” alors que j’étais en train de mourir intérieurement d’épuisement. Shokubutsu c’est cette belle plante qui se tient tant bien que mal comme une plante en survie dans un milieu hostile qu’est la ville quand on vient d’accoucher. Comme ces petites pousses que l’on voit s’exfiltrer du bitume du trottoir quand il se fissure. Comme un espoir de régénération.
C’est le désir de se retrouver sans y parvenir.
Je suis impatiente de faire découvrir aux collectionneurs bordelais tes dernières œuvres, et remercie la Galerie UN-SPACED de m’en donner l’occasion à travers une scénographie que je souhaite originale, minimaliste, sensible et désirable.
Ainsi, je vous donne Rendez-vous à Bordeaux au Hangar 14 pour la foire BAD +, du 4 au 7 mai 2023.
Propos recueillis par Marianne DOLLO le 20 avril 2023